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Royaume-Uni, le retour des nationalisations

Le pays de Margaret Thatcher, pionnier des privatisations dans les années 1980, vient de reprendre le contrôle d’une prison et d’une ligne ferroviaire.

Quand Peter Clarke, le directeur du service d’inspection des prisons britannique, a visité le pénitencier de Birmingham début août, il a trouvé dans les douches des vêtements tachés de sang entourés de nombreuses déjections de rats. Ailleurs, des traces de vomi et de sang étaient visibles. Dans une cellule, il a rencontré un homme visiblement sous le choc, assis sur les ressorts de son lit, répétant : « Ils [d’autres prisonniers] m’ont volé mon matelas. » L’incident s’était passé trois jours plus tôt et personne n’avait réagi. Pendant son inspection, neuf voitures ont été incendiées dans un parking en principe réservé au personnel.

M. Clarke a immédiatement réagi : le 16 août, il a ordonné à l’Etat de reprendre la direction de la prison, qui était dirigée depuis 2011 par l’entreprise privée G4S. Cette nationalisation a relancé la polémique sur les dangers d’avoir des prisons privées. « Cette crise est juste le dernier échec des privatisations dans le secteur de la justice », accuse Richard Burgon, député travailliste.

Une faillite retentissante
L’exemple est loin d’être un cas isolé. Sans vraiment l’assumer, le gouvernement britannique a multiplié les nationalisations ces derniers mois. En mai, la société ferroviaire de l’East Coast Main Line, qui s’occupait des trains roulant sur une ligne reliant notamment Londres à Edimbourg, a été nationalisée. Après avoir perdu de l’argent depuis 2015, Virgin et Stagecoach, les deux entreprises privées qui la dirigeaient, ont jeté l’éponge.

Cinq mois plus tôt, Carillion, parfois surnommée « l’entreprise qui gère le Royaume-Uni », a connu une faillite retentissante. Peu familière du grand public, cette société servait des centaines de cantines scolaires, assurait le nettoyage d’hôpitaux, opérait la maintenance de casernes militaires… Un sauvetage complet par l’Etat, envisagé initialement, a été écarté, mais le gouvernement a dû intervenir pour maintenir ces services.

Le pays de Margaret Thatcher, qui a été un pionnier des privatisations, est en train de connaître une profonde remise en cause de son modèle économique. Les coups de butoir se multiplient contre l’influence du secteur privé dans les services publics. Sous la direction de son leader, Jeremy Corbyn, l’opposition travailliste appelle à une renationalisation des grandes compagnies d’eau, d’électricité, de gaz et de trains. Cette promesse est très populaire : plus des trois-quarts des Britanniques s’y disent favorables.

La sous-traitance systématique est aussi remise en cause. Certaines collectivités locales commencent à rapatrier leurs services, pour en reprendre le contrôle direct. Quant aux partenariats public-privé (PPP), qui permettent à des entreprises privées d’investir (par exemple, en finançant la construction d’un hôpital ou d’une école) avant d’être remboursées sur des décennies, ils sont en train de mourir : plus d’une cinquantaine d’entre eux étaient signés chaque année il y a dix ans ; en 2017, un seul a été conclu. Selon le National Audit Office, les PPP s’avèrent extrêmement chers : les 700 contrats actuellement en cours vont nécessiter des remboursements de 199 milliards de livres (221 milliards d’euros), qui s’étaleront jusqu’aux années 2040.

Un parallèle avec les dérives de l’ancien bloc soviétique
« Nous sommes potentiellement à la fin d’une ère », estime Dexter Whitfield, qui dirige l’European Services Strategy Unit Research. Etant donné l’influence mondiale du Royaume-Uni lors du lancement des privatisations dans les années 1980, l’apparent retournement de tendance pourrait avoir des répercussions profondes, au moment même où la France se lance dans une série de privatisations.

Rarement un pays est allé aussi loin dans le recours au secteur privé. Bien au-delà de la privatisation de l’eau, de l’électricité, du gaz et des trains, de nombreux services publics au quotidien sont assurés par des entreprises. C’est le cas des centres d’appels de certaines mairies, de la gestion des parkings ou du ramassage des ordures. Les examens de santé pour allouer les aides sociales aux handicapés le sont de même, ou encore la réinsertion des prisonniers libérés sous caution.

Abby Innes est professeure à la London School of Economics. Sa spécialité : la sociologie de l’Europe de l’Est. A priori, rien à voir avec les privatisations. Elle observe pourtant un parallèle passionnant entre les dérives de l’ancien bloc soviétique et la sous-traitance extrême made in UK. « En essayant de créer un marché dans des domaines qui n’en sont pas, l’Etat britannique a dû se lancer dans une sorte de planification socialiste », affirme-t-elle.

En clair, quand ils sous-traitent leurs services, les pouvoirs publics sont obligés de rédiger des contrats prévoyant de nombreux cas de figure et d’éventuelles clauses de sanction. Quand il s’agit de projets simples – nettoyer un hôpital, s’occuper de jardins publics… –, cela fonctionne assez bien. Mais quand on entre dans des domaines difficilement quantifiables, comme l’aide à la réinsertion des prisonniers, les dérives sont courantes. Les contrats deviennent de plus en plus compliqués, et l’Etat se retrouve à tenter de planifier à l’avance de très nombreux cas de figure, à essayer d’apporter des objectifs quantifiables à un travail difficilement tangible.

La gestion de l’eau en pleine dérive
L’aide à la réinsertion des prisonniers libérés sous caution en est un bon exemple. Pour s’assurer que le travail soit bien fait, l’Etat a signé en 2014 un contrat très précis, notifiant le nombre de fois où les officiers doivent être en contact avec les anciens détenus. Les entreprises ont obtempéré en fournissant des contacts… par téléphone, une méthode qui respectait à la lettre les contrats mais qui était complètement inappropriée pour une population fragile qui a besoin d’un suivi individuel. La sous-traitance dans ce domaine a été « un échec », accusait en juin Bob Neill, un député conservateur, président de la commission parlementaire en charge de la justice.

Cela ne signifie pas que la sous-traitance est toujours une catastrophe. Personne ne demande aux hôpitaux de se mettre à fabriquer eux-mêmes leurs lits médicalisés. Mais, pour fonctionner, l’intervention du secteur privé doit répondre à trois critères, selon Bronwen Maddox, directrice du think tank Institute for Governement : « Il doit exister un marché pour ces services, la différence entre les bonnes et les mauvaises performances doit pouvoir être mesurée et le service ne doit pas faire partie de la raison d’être et de la réputation du gouvernement. »

DEPUIS 1989, DIX-HUIT ENTREPRISES DISPOSENT DE MONOPOLES RÉGIONAUX, QUASIMENT SANS LIMITE DE TEMPS. DE 2007 À 2016, ELLES ONT REVERSÉ 95 % DE LEURS PROFITS À LEURS ACTIONNAIRES
Voilà pour la sous-traitance. La question de la privatisation des utilities (eau, gaz, électricité…) est différente. Selon Dieter Helm, professeur à l’université d’Oxford, le débat entre public et privé y est secondaire, masquant le vrai sujet. « Clement Attlee [premier ministre qui a réalisé les nationalisations après 1945] pensait que ce qui comptait était le propriétaire de ces entreprises. Margaret Thatcher [qui a lancé les privatisations] pensait la même chose. Ce sont deux vues fantaisistes. Ce qui compte, c’est la régulation. »

Il prend l’exemple de la gestion de l’eau, en pleine dérive depuis sa privatisation. Depuis 1989, dix-huit entreprises disposent de monopoles régionaux, quasiment sans limite de temps. De 2007 à 2016, elles ont reversé 95 % de leurs profits à leurs actionnaires, essentiellement des fonds de pension et des fonds souverains. L’argent fuit le secteur, plutôt que d’être réinvesti au profit des consommateurs. « Cela a été possible parce que la régulation le permet », note M. Helm. Selon lui, il est parfaitement possible de forcer ces entreprises à investir dans le réseau, à condition que les pouvoirs publics imposent une régulation robuste.

Pas de miracles
D’ailleurs, les mêmes entreprises, quand elles étaient publiques, souffraient également de sous-investissement chronique, rappelle-t-il. « Les politiciens ne voulaient pas être responsables d’une augmentation des prix et intervenaient en permanence dans les affaires de ces sociétés, qui étaient forcées de travailler à court terme. » Public ou privé, le résultat a été le même, avec un réseau de mauvaise qualité.

« Aujourd’hui, le grand public réagit de façon logique, poursuit M. Helm. Dans les trains, il voit qu’il n’a pas de place assise et que les prix des billets augmentent. Pour l’eau, les salaires des patrons s’envolent et les services ne s’améliorent pas… Demander la renationalisation semble évident. » Pourtant, un transfert à l’Etat risque de ne pas être une solution magique, avertit-il.

Prenons les trains. Depuis sa privatisation en 1994, le système ferroviaire a doublé le nombre de passagers qu’il transporte. Mais cela s’est fait essentiellement en rentabilisant au maximum le réseau existant. Or, ce dernier, renationalisé depuis 2002, manque cruellement d’investissements. Il n’existe toujours qu’une seule ligne de train à grande vitesse au Royaume-Uni (celle de l’Eurostar) et de nombreuses voies ne sont toujours pas électrifiées. Dans ces conditions, que les entreprises qui font rouler les trains soient publiques ou privées, elles ne pourront pas faire de miracle.

Le cas de l’East Coast Main Line, renationalisée en mai, indique de même une responsabilité partagée. Pour remporter leur contrat, Virgin et Stagecoach s’étaient trop avancées, promettant de reverser à l’Etat 3,3 milliards de livres (3,7 milliards d’euros) entre 2015 et 2023, la durée de la franchise.

Un contexte explosif
Pour dégager une telle somme, elles comptaient sur une forte augmentation du nombre de passagers, qui devait venir notamment d’une amélioration des voies dans le nord de l’Angleterre. Celle-ci n’a pas été réalisée par Network Rail, l’entreprise nationalisée propriétaire du réseau ferroviaire. Les deux entreprises s’étaient de toute façon trompées dans leurs prédictions, mais l’absence d’investissement de l’Etat ne les a pas aidées.

De même, la crise de la prison de Birmingham vient peut-être de la mauvaise gestion de G4S, mais pas exclusivement. Tous les pénitenciers sont en crise, parce que la population carcérale a doublé depuis les années 1990 et que le nombre de gardiens de prison a baissé d’un tiers depuis 2010, à la suite de l’austérité.

Dans ce contexte explosif, prisons privées comme publiques voient les violences augmenter et les mauvaises conditions de détention s’aggraver. Ce qui impose une conclusion : que les services soient sous-traités ou non, ou que les utilities soient privées ou non, l’Etat ne peut pas échapper à sa responsabilité d’investisseur et de régulateur.

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